Depuis le début de la pandémie de coronavirus, le préfet d’Abidjan est en première ligne. Il s’affiche sur les réseaux sociaux aussi bien que sur le terrain, communiquant à tout va. Portrait d’un homme atypique, dont l’omniprésence et le style font aussi grincer des dents.
« Allô Abidjan ! Ensemble, nous vaincrons le coronavirus ! » Ces dernières semaines, Vincent Toh Bi Irié avait pris l’habitude de retrouver presque quotidiennement les internautes dans une vidéo consacrée à la pandémie du Covid-19 et aux mesures prises par le gouvernement.
Un jour, sanglé dans son uniforme beige, le préfet de la capitale économique ivoirienne évoquait la question des faux médicaments. Le lendemain, il passait au port du masque et aux escroqueries. Dans sa dernière production publiée sur Facebook le 17 avril, il partageait l’affiche avec une sous-préfète guérie du coronavirus. Mais, depuis, plus rien. L’homme a été rappelé à son devoir de réserve et sommé par son ministre de tutelle, Sidiki Diakité, chargé de l’Administration du territoire, de modérer ses sorties sur la pandémie.
Une omniprésence qui fait débat
Depuis le début de la crise sanitaire, Vincent Toh Bi est en première ligne. Sur les réseaux sociaux donc, mais aussi sur le terrain. Si ses talents de pédagogue sont peu contestés, son omniprésence fait débat. Dans les cercles du pouvoir, l’on questionne ses intentions et l’on s’agace de certaines de « ses initiatives personnelles ».
Comme ce 6 avril à Yopougon, commune populaire d’Abidjan : ce jour-là, Vincent Toh Bi se rend dans le quartier Toits rouges où, la veille, des manifestants ont saccagé un centre de dépistage du Covid-19. Lorsque le préfet débarque sur les lieux, la situation est encore assez tendue, des gaz lacrymogènes ont été tirés, et l’odeur âcre des pneus brûlés flotte dans l’air. Vincent Toh Bi entame la discussion avec des jeunes du quartier et, ce faisant, accapare l’attention des médias.
L’épisode créera de fortes tensions avec certains ministères et surtout le directeur général de la police, Youssouf Kouyaté. Le préfet se fendra même d’un courrier au ministre de la Sécurité, Diomandé Vagondo, pour se plaindre de la gestion du commissaire Kouyaté. « Vincent Toh Bi n’avait pas à être là », s’impatience de son côté un ministre.
TOH BI N’EN FAIT QU’À SA TÊTE. IL JOUE SA PROPRE CARTE
« Il n’avait pas à être là, s’impatiente un ministre. Sa présence a freiné l’intervention de la police et permis aux jeunes recherchés de fuir. Nous avons besoin d’une communication coordonnée, mais Toh Bi n’en fait qu’à sa tête. Il joue sa propre carte. Ses interventions sur Facebook sont incontrôlées, pas assez structurées. C’est mal vu par son ministre de tutelle et par le gouverneur du district d’Abidjan [Robert Beugré Mambé], qui estime qu’il outrepasse sa fonction. »
La communication, c’est pourtant la marque de fabrique de cet homme de 50 ans, nommé à son poste actuel en août 2018. On le voit régulièrement sur le terrain, casquette brodée vissée sur la tête, réglant un conflit foncier ou un litige avec les syndicats de transports urbains. Passionné de littérature, il a créé un blog, où il écrit joliment sur la forêt du Banco aussi bien que sur la vanité humaine.
Un style atypique et direct
Son style atypique et direct, aux antipodes des codes de la communication gouvernementale, détonne. « C’est une approche nouvelle qui dérange parce qu’elle peut faire de l’ombre à certains », affirme un communicant. Sous pression après les premiers couacs de la lutte contre le Covid-19 et la mise en quarantaine ratée de voyageurs internationaux, des membres du gouvernement se sentiraient-ils menacés ?
Fonctionnaire de formation, Vincent Toh Bi n’est pas un politique. Lorsque, en juin 2014, Hamed Bakayoko lui propose d’intégrer le ministère de l’Intérieur, il vient de passer les douze dernières années de sa vie à arpenter le continent.
Né à Dabou, près d’Abidjan, d’une mère vendeuse d’aubergines et d’un père tailleur, Vincent Toh Bi a dû s’accrocher. Six frères et sœurs, des parents divorcés, souvent absents… « Il passait parfois de cour commune en cour commune pour demander quelques restes, raconte un proche. Les études, c’était son seul recours. »
Spécialiste de la gestion de crises
Le jeune Toh Bi est brillant. Après l’université de Cocody, il intègre l’École nationale d’administration (ENA) d’Abidjan puis, à l’âge de 31 ans, le corps préfectoral. Nommé sous-préfet d’Odienné en 2001, il démissionne au bout de quelques mois, s’estimant trop jeune pour la fonction. Il préfère poursuivre sa formation et se spécialise dans la gestion de crises et les processus électoraux.
Ses missions de consultant le mènent aux quatre coins du continent pour le compte de diverses organisations telles que l’Institut national démocratique (NDI) ou l’Institut pour le développement de la démocratie en Afrique (EISA), basé en Afrique du Sud et dont il sera le directeur. On le retrouve en RD Congo en 2005, où il participe à la supervision du référendum constitutionnel, puis en Somalie, où il forme la société civile entre 2012 et 2014.
Des expériences qui le convainquent de l’importance d’une communication efficace dans la prévention des conflits. « Il considère que c’est valable à Abidjan, une ville qui concentre des populations cosmopolites venant de toute la Côte d’Ivoire et des pays de la sous-région », explique l’un de ses amis.
TOH BI FAIT PARTIE DE CES PERSONNALITÉS CAPABLES DE PRENDRE LE POULS DU PEUPLE
Avant d’être nommé préfet, Vincent Toh Bi a passé trois ans au sein du ministère de l’Intérieur de Hamed Bakayoko. Ce dernier, intrigué par les chroniques que Toh Bi publie dans Fraternité Matin depuis 2011, demande à le rencontrer en mars 2014. Quelques mois plus tard, il le convoque une nouvelle fois et lui lance : « Voici ton bureau, il faut t’asseoir. »
Il en fera son conseiller, puis son directeur de cabinet. « Hamed Bakayoko lui faisait confiance, confie un proche du ministre désormais chargé de la Défense. Toh Bi fait partie de ces personnalités capables de prendre le pouls du peuple, qu’il aime avoir autour de lui, comme c’était le cas avec DJ Arafat. »
Sera-t-il prêt à rentrer dans le moule ?
À l’arrivée de Sidiki Diakité au ministère de l’Intérieur, en juillet 2017, Vincent Toh Bi conserve son poste une année supplémentaire avant d’être nommé préfet hors grade d’Abidjan. Et, d’une certaine manière, c’est Sidiki Diakité, avec qui les relations sont difficiles, qui le propulse sur le devant de la scène.
Le 31 décembre 2018, après des municipales contestées, le ministre place cinq communes sous tutelle préfectorale. Deux font partie d’Abidjan : Port-Bouët et le Plateau.
Cette dernière, la plus riche de Côte d’Ivoire, fait l’objet d’une bataille acharnée : à la fin d’octobre, le député Jacques Ehouo, candidat du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), a remporté l’élection face au communicant Fabrice Sawegnon, qui portait les couleurs du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP, au pouvoir). Mais Ehouo est soupçonné d’avoir été l’un des acteurs d’un vaste détournement de fonds organisé par l’ancien maire du Plateau, son oncle, Noël Akossi-Bendjo.
L’installation de Jacques Ehouo, que le préfet était chargé d’organiser, est annulée. En janvier, l’élu est inculpé pour détournement, blanchiment, faux et usage de faux. Pour Toh Bi, l’affaire est embarrassante. Il confie à plusieurs diplomates son envie de démissionner. La victoire de Jacques Ehouo sera finalement confirmée, après quatre mois de blocage pendant lesquels le préfet aura été chargé de gérer les affaires courantes de la mairie.
Aujourd’hui, cet homme qui aime tant s’exprimer librement va devoir faire un choix. Il lui a déjà été demandé d’informer sa hiérarchie avant chaque prise de parole sur la situation sanitaire dans le pays. Rien d’étonnant, dans le fond, compte tenu de sa fonction. Mais sera-t-il prêt à rentrer dans le moule ?
Source: jeune afrique